Adagio en sol mineur (2001)


Il existait une version qui tenait sur deux pages imprimables, mais je l'ai perdue. Il ne reste que cette adaptation web.
J'avais envoyé cette BD au concours Cégep BD. J'avais pas gagné.
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C'était vers la mi-août, il planait une odeur de souliers vernis et de complets neufs, de fixatif pour cheveux et de sueur séchée. Malgré tout, l'air était sucré, comme c'est souvent le cas vers la fin des étés.

   
 
J'avais été appelé à participer à un colossal concert-bénéfice. Le programme de la soirée avait été plutôt chargé, mais il était presque terminé; nous en étions à la dernière pièce, le clou du spectacle, le fameux adagio en sol mineur d'Albinoni.
 

   
 
On m'avait nommé second violon, parmi cent dix autres musiciens. Les organisateurs avaient mis le paquet; de quoi achever n'importe quel musicien démophobe.
 

   
  Le violon solo s'appelait Denis (comme moi, quelle ironie). Il est bon, Denis. C'est un théoricien. Il a gagné plein de concours et il écrit des livres. De plus, il est musicologue, il se spécialise dans l'histoire de la pensée musicale russe. Il compose aussi, et il est chef d'orchestre à temps partiel dans un orchestre philharmonique d'europe, je ne me souviens plus lequel.
 

Lui, lorsqu'il joue, il entend des gammes, des arpèges, des ntervalles, des phrasés, du contrepoint, des modulations, des rubatos, des consonnances, des systèmes harmoniques...

   
 
Moi, mon problème, c'est que je suis incapable d'entendre autre chose que de la musique.
 
Nous étions donc rendus à l'apogée de la soirée, à l'adagio, avec ses longs traits langoureux et sa lourde sonorité pathétique. Les violoncelles commencèrent leur pizzicato avec une douceur incroyable, parallèlement à l'orgue majestueux dont les imposants soixante-six jeux de tuyaux chantait juste derrière nos têtes.

 
Tous les violons et les altos ont entamé l'air en même temps. Nous n'avions même pas joué quelques notes que j'apercevais déjà mon archet trembler sous mes doigts. Mon coeur s'élevait dans ma poitrine et se hissait dans ma gorge comme si on poussait une orange dans un entonnoir, à chaque nouvelle note, à chaque nouveau coup d'archet.
 

 
Je sentais que ma vue se mouillait, mais je devais m'efforcer de suivre la cadence des vingt-neuf autres seconds violons... qui semblaient pourtant rester impassibles face à cette furieuse attaque de beauté.
 

 
 
Mais c'était trop pour moi. J'ai dû arrêter.

Et pendant tout le reste du concert, je suis resté assis, là, dans mon costume tout neuf, les mains crispées sur mon violon et archet, trop vulnérable à l'intensité euphorique des sons, impuissant devant ce raz-de-marée de volupté.

 
 
C'était juste... trop beau.

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