Démonstration de ping-pong. (Cette note est aaaaaaarchi longue parce que c'est une démonstration pratique de ce que j'appelle le ping-pong.) Bon. Vous connaissez cette espèce de cliché qui fait très années 70, une rangée de madames sur le bord d'un bassin en maillot de bain qui se pitchent une par une dans l'eau... http://www.youtube.com/watch?v=3hEh2NH6teY à 5:55 (merci Arige Mahmoud) http://www.youtube.com/watch?v=9jUjhrDhFuM à 2:04 (merci Lionel Perrin ) Une fille tombe, et la fille suivant commence à tomber alors que l'autre a pas tout à fait encore fini de tomber. Ça fait un chevauchement d'action. C'est fluide, c'est gracieux, c'est beau... c'est un principe que j'aime bien, le chevauchement. Le chevauchement, ça fait "baigneuses". *** Quand on fait des gifs animés, faut dealer avec la boucle. Au début c'était une espèce de contrainte, un casse-tête. Aujourd'hui, c'est mon principal plaisir. Façonner des joints de manière à ce qu'on les voit pas, ya vraiment quelque chose de satisfaisant et d'excitant là-dedans. Même que pour le moment je trippe bien plus à produire des animations en boucle que si j'avais à faire des animations en continu. Alan Belkin, il comparaît la composition musicale à l'ébénisterie: "il faut pas que les joints paraissent", disait-il. Deux morceaux de bois complètement différents sont juxtaposés mais on dirait que c'en n'est qu'un seul: le joint est invisible. Quand on fait du montage sonore, quand on veut répéter un son en boucle, il ne suffit pas de le copier à l'infini n'importe comment. Il faut que le joint entre la première onde sinusoïdale et la 2e soit lisse, comme ceci: (onde) Ça donne ça: (son lisse) Si jamais l'onde du son A est coupée abruptement et qu'on prend pas la peine de faire concorder les deux courbes, comme ceci: (onde) on entend un petit "clic" dans le son, comme ceci: (son avec clic) c'est pareil dans l'animation en boucle, c'est une des préoccupations principales: comment faire concorder la fin de mon animation avec le début? Voici un exemple avec un joint qui marche pas: (bonhomme qui chante, joint qui marche pas) On sent la boucle. Ça coche comme si le disque sautait, comme si yavait un petit "clic"!... Faut donc soigner la boucle, comme ceci: (boucle qui marche) Mais encore là... on la sent beaucoup la boucle. Le joint est invisible mais la boucle se fait beaucoup ressentir. C'est un peu lassant. Trop régulier. Alors tiens, je décide de rajouter deux autres actions: une deuxième note de musique, et le bonhomme qui prend son souffle. (animation divisée en 3 parties égales) Ça marche, mais c'est vraiment carré... le rythme hyper régulier nous rappelle trop qu'on est en train de regarder une boucle! Aussi, en art, généralement, ya un principe de base qui dit: la symétrie, c'est peu naturel, et du coup ça rend un certain inconfort. Mon animation divisée en trois parties égales, c'est comme un dessin qui est super centré, coupé en deux, super symétrique. (image symétrique) La composition de l'image n'est-elle pas améliorée quand j'irrégularise un tantinet? (image par tiers) Je pense que c'est la même chose dans le temps. Le timing asymétrique tant à alléger, à rendre plus fluide et plus équilibré. À me fait beaucoup penser à Mozart et Haydn. Mozart et Haydn sont des compositeurs de l'époque classique; on se dit alors: "bon, l'époque classique, ils sont un peu serrés du cul, on s'attend à ce qu'ils découpent leur musique de façon hyper carrée, genre 8 mesures - 8 mesures - 8 mesures - 8 mesures tout le temps..." En bien, on en écoute un peu et on se rend compte qu'on est dans le champ! C'est assez étonnant de constater à quel point les classiques découpent leur forme de manière irrégulière. 8 mesures, oui, mais ensuite 11 mesures, 7 mesures, 5 mesures... Et on s'en rend pas du tout compte! Par exemple: en écoutant ce début de sonate de Mozart, on peut aisément compter les mesures. Tout a l'air bien carré. Mais si on s'y penche un peu, on s'aperçoit que c'est pas carré pantoute. (son: sonate sans moi qui compte) (son: sonate avec moi qui compte) C'est la beauté de l'asymétrie! C'est la différence entre composer mon image en demies ou en tiers!... Il y a une espèce d'imprévisibilité subtile, qui n'empêche pas la fluidité du discours musical. Ça me rapelle une compo que j'avais faite quand j'étais en 2e année de bac: un tout petit truc pour piano. C'était une tounette composée à partir du mémoire de Jean Boivin sur Prokofiev. À l'époque où je l'avais écrite, je m'étais jamais vraiment attardée sur la composition d'une image, sur ce qui fait que c'est agréable à l'oeil ou pas. Quand j'entends la toune aujourd'hui, ça me saute aux yeux: stylistiquement ça va, dans l'articulation des phrases c'est ok, dans l'idée générale de la forme ça se tient aussi, mais au niveau du rythme de la forme, ça ne fonctionne pas du tout! C'est beeeeeeen trop carré! Ça me fait exactement l'effet d'une image avec un joli trait, un dessin solide, mais mal composée. (après une lecture de Jean Boivin) Il y a un seul endroit où c'est irrégulier et quand on entend ça, on sent que c'est le seul moment de fraîcheur de la toune. J'aurais plus exploité l'asymétrie des sections et des phrases, ça aurait été vachement mieux réussi. Revenons à mon gif animé. Si j'arrange le timing des trois actions de manière à ce qu'elles soient asymétriques, on sent déjà un peu moins la boucle. Je sais pas pour vous, mais pour ma part, ça me satisfait davantage. J'ai plus l'impression d'une action naturelle que d'une chorégraphie. (3 actions, irrégulier) Mais voilà, c'est clair qu'on sent encore la boucle. Il n'y a qu'une action, qui est sans cesse répétée. Alors, alors... voyons, si je décide de rajouter une seconde action... (deux persos qui chantent pas en même temps) Là je viens de mettre du highlighter jaune sur ma boucle. Ça me rappelle ce qu'on apprenait en contrepoint... Le but du contrepoint, c'est l'indépendance des voix. On nous disait dans nos cours de contrepoint que le plus possible, fallait écrire des rythmes complémentaires. Ça, ça veut dire que quand t'as minimum deux lignes mélodiques superposées, tu dois t'arranger pour que les silences de la première ligne soit remplis par la 2e ligne, et vice versa, de manière à ce que quand on entend les deux voix ensemble, il y ait jamais de silence, que l'addition des deux lignes fasse entendre un flot rythmique constant. Ça sert à plein d'affaires, mais entre autres à deux trucs. Premièrement, vu que le but du contrepoint c'est d'écrire des lignes les plus indépendantes possibles, si j'écris deux lignes qui font exactement le même rythme, même si la hauteur des sons est différente, on percevra les deux lignes comme étant dépendantes l'une par rapport à l'autre. (Son: deux lignes mélodiques homorythmiques) Deuxièmement, Si j'ai deux lignes indépendantes superposées et qu'à un moment donné un silence n'est pas rempli par une autre ligne, ça va faire un gros trou. (son: contrepoint avec trou) Le trou en soit n'est pas quelque chose à éviter à tout prix. On peut avoir besoin d'un trou pour mettre l'emphase sur quelque chose, pour freiner le discours, pour isoler quelque chose d'important, bref, le trou doit avoir une fonction spécifique, puisqu'il amène un effet. Si le trou est là pour rien et n'a pas de signification dans le discours musical, ce n'est plus un effet: c'est une maladresse d'écriture. Donc, si je veux écrire du petit contrepoint à deux voix (ou plus, hein!...), je dois m'habituer à être sensible à la complémentarité rythmique. (son: 2 lignes super complémentaire) Donc, complémentons les rythmes de mes deux bonhommes, comme si c'étaient des lignes mélodiques; on va donc les désynchroniser. (deux persos qui chantent pas en même temps, mais la boucle finit en même temps) C'est déjà moins pire, mais les actions, bien qu'elles ne soient pas synchronisées, ont toutes les deux un point et départ et un point d'arrivée commun. Ça me rappelle mon animation avec la table de ping-pong à plein de raquettes. Dans ma première version, j'avais tout calculé mathématiquement pour que les balles ait toutes 5 images pour rebondir. Mathématiquement, et pour la boucle, c'était plus simple comme ça; sauf que regardez ce que ça donne: (ping pong symétrique) Je perds totalement l'effet de masse... quand on synchronise des actions, on en ressent beaucoup moins leur indépendance (leçon de contrepoint!). C'est pourquoi il a fallut que je gosse pour désynchroniser le rebond des balles, mais sans multiplier le nombre d'images totales. Un petit casse-tête, que j'ai à peu près réussi, mais qui aurait pu être beaaaucoup mieux fait: (ping pong désynchro) Pour en revenir à nos deux bonhommes, idéalement, pour rendre la boucle plus fluide, il faudrait que les deux actions se chevauchent légèrement. (deux persos chevauchés, mais attend que l'autre ait fini avant de repartir) On y est presque, mais on est pas arrivés encore. Pour l'instant, ce n'est que le début des séquences qui se chevauchent. Les deux séquences ont 12 images chacunes: pour polir le joint de la boucle, une bonne façon c'est justement de couper la séquence de l'action B de telle sorte à ce que sa boucle soit déphasée par rapport à l'action A. (image: 12 images superposées, on découpe les 6 images qui dépassent pour les mettre au milieu) (deux bonhommes chantent à 6 images d'intervalle) Mais encore! Si je découpe ça comme ça, je trouve qu'ils respirent de manière beaucoup trop régulière! Je veux faire comme Mozart! Donc, au lieu de commencer ma 2e boucle à la 6e image, pourquoi ne pas la commencer à la 4e? (image: même chose qu'en haut, mais avec la 2e boucle qui commence à l'image 4) (deux bonhommes qui chantent, la 2e séquence commence à 4) Voilà enfin du beau chevauchement... une belle boucle sans joint... des baigneuses qui tombent les unes après les autres dans un bassin d'eau. Mais on peut rendre ça encore mieux. Mes deux bonhommes, ils font tous les deux une séquence qui est indépendante de l'autre. Ce qui m'amuse, c'est de créer des boucles chevauchées qui soient dépendantes les unes des autres: ce que j'appelle une animation à engrenage. J'avais déjà expérimenté un truc du genre en décembre 2009, un truc de fou sur une toune de philip glass, vous vous en souvenez? "I feel the earth move". (lien vers I feel the earth move) C'est toujours le même principe de boucles avec des joints lisses et des séquences asymétriques, mais chaque boucle (que j'appelle un tableau) est en quelque sorte enclenché par le tableau précédent - de sorte à ce que les actions provoquées par d'autres forment une espèce d'engrenage. (gif animé de rouges d'engrenage) Donc, plusieurs que de faire deux séquences indépendantes, pourquoi pas ne faire interagir ma 2e séquence avec ma 1ere? (le 2e bonhomme mange une note) Tant qu'à être lancé, allons au bout de nos rêves et ajoutons un 3e bonhomme!! (le 3e bonhomme interragit avec le 2e bonhomme) C'est ben ben cute! Mais j'ai encore une action trop linéaire! Mes boucles marchent bien indépendamment, mais le bonhomme A enclenche le bonhomme B qui enclenche le bonhomme C et ensuite... plaf! Si je veux une vraie boucle qui s'appelle une vraie boucle, logiquement je dois trouver un moyen pour que mon 3e bonhomme enclenche mon premier! (3 bonhommes qui s'enclenchent, mais le timing est découpé en tiers) Oui mais tout le timing est encore hyper symétrique! Les trois boucles sont trop synchronisées, moi je veux faire du Mozart!! (3 bonhommes qui s'enclenchent, timing légèrement décalé) HA!!! BON! VOILÀ! C'est ça que je voulais. Ce qui m'amène à la musique. Il y a un truc en musique qui s'appelle la "marche harmonique". c'est quand un court (ben... plus ou moins court) segment musical est repris par palliers, soit vers le haut ou vers le bas. Je vous fait écouter une petite marche harmonique d'une fugue de Bach: (fugue en sol# mineur) On entend un modèle, une petite phrase musicale. Ensuite, cette même phrase musicale est reprise un palier plus haut (première reproduction), plus un palier plus haut (2e reproduction), ainsi de suite. (schéma) Une marche harmonique, c'est hyper semblable à un gif animé. C'est un peu différent, en ce sens qu'un gif animé est un cercle qui tourne sur lui-même tandis qu'une marche harmonique est reprise un peu plus haut ou un peu plus bas, donc ressemble plus à une spirale qu'à un cercle. Contrairement au gif animé, la marche harmonique a un début (le début du modèle) et une fin (la fin de la reproduction). Le gif animé s'apparente peut-être plus aux musiques répétitives de Steve Reich ou de Philip Glass, et la marche harmonique à un cycle de marche dans un dessin animé, où des images sont répétées en boucle alors le personnage avance. La marche harmonique m'intéresse plus comme procédé d'écriture que la musique répétitive, et ici ce n'est qu'une question de goût - et bien que le schéma du gif animé soit un peu différent de celui de la marche harmonique, les procédés de construction peuvent très très bien se renvoyer la balle de ping-pong. En fait, je voulais créer une marche harmonique de baigneuses. Souvent, le modèle et les reproduction sont assez découpées au couteau (comme dans l'exemple de Bach), mais il arrive parfois que le compositeur choisisse plutôt de se faire chevaucher des lignes mélodiques... Comme avec le gif animé, une de mes voix (A) peut chanter une ligne mélodique, alors qu'une autre (B) commence sur la fin du modèle et termine sur la première reproduction, alors que la voix A entreprend la première reproduction... (schéma) (son: marche harmonique avec chevauchement, mais qui arrive pile à 50%) Mais plus finement encore! j'ai fait commencer ma voix B pile poil à 50% de ma ligne A! Je peux la décaler un peu pour rentre la marche légèrement asymétrique! (schéma) (son: marche harmonique avec chevauchement, qui arrive à 75%?) Et si j'ajoutais une 3e voix, comme mon 3e bonhomme?... (schéma) (trois voix) Et si je rendais les trois voix asymétriques entres elles? Si je les rendais dépendantes les unes des autres? Si la 1ere enclenchait la 2e qui enclenchait la 3e qui enclenchait la 1ère? Je pourrais continuer encore longtemps... C'EST ÇA LE PING-PONG. Encore, ce n'est qu'un exemple d'échange bipolaire, entre l'animation et la musique (même tripolaire, puisque je parle un peu du dessin, de la composition d'une image fixe). T'imagines avec un échange quadripolaire? Quintapolaire? Hexapolaire?... Moi ça me donne le vertige, mais c'est un vertige qui me fascine, qui me donne des fourmis. (moi avec des fourmis) Et vous? Avez-vous déjà vécu le ping-pong? Entre quoi et quoi? Je serais curieuse d'entendre votre témoignage. J'ouvre les commentaires. *** pas préciser une direction, la valeur d'un truc, mais juste élargir le champ des possibilités