____Mais
il ne travaillait que quatre jours par semaine. Le reste du
temps, il s'ennuyait. Ce matin là, il s'était levé plus tôt
tard parce qu'il ne voulait pas voir sa femme. Elle devait
se lever de bonne heure pour aller travailler dans un petit
hôpital de quartier. Elle était belle, mais vraiment idiote.
Elle représentait, d'une certaine façon, la vie qu'Albert
avait toujours souhaité de pas avoir. Il la sentait indigne
de lui.
____Parce
qu'Albert était brillant. Il l'était étonnamment, même. Lorsqu'il
était jeune, ses parents le traitait comme un étranger. Jamais
ils ne le réprimandaient où ne l'encourageaient à l'étude.
D'ailleurs, ses parents ne se parlaient que rarement entre
eux. Ils préféraient la lecture à la communication. Cependant,
Albert était un enfant très intelligent. Il apprit la vie
en parfait autodidacte, avec succès. Et il devint pompier.
____Il
devint pompier et se maria ensuite. Pourquoi? Lui-même ne
le sait pas. Il eut deux petites filles mignonnes, mais il
n'aimait pas les enfants. Mis à part son travail, la vie d'Albert
était pathétique. Plus pathétique encore parce qu'il ne faisait
rien pour la changer, et encore pire, il semblait vouloir
nier qu'il détestait sa vie. Il n'en ressentait tout simplement
pas le besoin.
____Ce
matin-là, donc, il se leva plutôt tard. C'était un vendredi.
Il ouvrit un tiroir de sa commode pour y sortir une chemise
blanche, parmi toutes les autres chemises blanches. Albert
aimait bien celle-ci qu'il avait entre les mains. Elle avait
une petite poche rectangulaire sur la poitrine, contrairement
à toutes les autres. Il prit soin, aussi, d'enfiler une paire
de pantalons noirs sans faire aucun plis et sortit de la chambre
à coucher, sans faire le lit, parce que ça ne lui plaisait
pas et que sa femme n'était pas là pour le lui demander.
____En
descendant les escaliers, il croisait toujours des yeux cet
abominable portrait de famille, qui fut immortalisé par un
photographe bon marché pendant le temps des fêtes d'il y a
quelques années. Rien de vraiment extraordinaire ne se détachait
du portrait, et c'était justement là la catastrophe. Albert
était sans doute quelqu'un d'extraordinaire, mais il avait
des habitudes, une famille et une vie très ordinaires (du
moins, si on excepte ses heures de travail). Ainsi sur le
portrait il se tenait droit en faisant semblant d'être fier
de sa femme idiote et de ses deux filles chiantes. Albert
ne laissait jamais ses yeux reposer sur la cadre trop longtemps.
Il se rendit dans la cuisine.
____La
cuisine était bleue. Elle était pavée d'un prélart bleu royal,
d'un frigidaire bleu pâle, d'un comptoir bleu poudre ainsi
que d'une table de cuisine bleu ciel avec les chaises assorties,
bleues marines. Ce furent autrefois les choix de décoration
de sa femme. Mais il n'y voyait pas de problème. Certes, il
aurait préféré des couleurs chaudes et intenses, mais il n'avait
pas la témérité de protester contre le choix de couleur. De
toute façon, il ne se sentait pas chez lui. Cette maison était
son logis mais il n'y partageait aucun sentiment d'appartenance.
Son vrai chez lui, c'était à la caserne.
____Quand
il était à la caserne, il flamboyait. C'était lui, le héros.
Son casier était rouge tout comme son casque, son beau casque
tout rouge qui caressait si bien sa tête plein de prestige
et d'éclat qu'il s'en sentait plus grand d'un demi-pied. Mais
encore, la caserne n'était pas son endroit favoris. De tous
les endroits, celui qu'il préférait, c'était les flammes.
____Avec
les années, il avait compris que dans le feu, les lois n'existent
plus. Tout est donc permis. On peut défoncer des murs, on
peut se débattre, on peut crier, on peut courir, on peut pleurer.
On peut tout faire dans les flammes, tout faire ce que l'on
ne peut pas faire dans une vie en société. On peut absolument
tout faire, tout système de règle tombe et toute morale est
totalement anéantie. On peut voler une propriété tant qu'on
en neutralise l'incendie. Une peut violer une femme tant qu'on
lui sauve la vie des flammes. On peut aussi tuer… On a le
contrôle sur qui mérite la vie ou qui ne la mérite pas.
____Albert
se versa un verre de whisky sur glace. Il aimait la chaleur
intense de l'alcool qui dégringolait dans sa gorge toute froide.
Cela faisait un bon mois qu'il n'y avait pas eu d'incendie
dans le quartier. C'était du jamais vu. C'était aussi catastrophique.
Albert n'en pouvait plus. Il était comme bloqué, incapable
de vivre de façon satisfaisante, de s'épanouir entre sa femme
idiote et ses enfants chiants. Il commença donc à boire.
____Il
arrêterait lorsque le prochain feu se déclarerait.