Je pense que ça commence par un deuil. Autrefois je l’aurais nommé « je ne serai jamais une grande dessinatrice » mais c’est même pas ça. Parce que si je me dis « je ne serai jamais une grande dessinatrice », je pense encore que dans le dessin il y a des « niveaux ». C’est une façon de voir les choses qui est quand même pertinente, mais il en existe d’autres.
Le deuil a plutôt rapport avec ce qu’il y a dans ma tête. Je discutais dernièrement avec Maxime, un de mes amis qui lui écrit de la musique pour les orchestres et on discutait de ça. Il disait que quand il commençait un projet, c’était toujours super dur, et il croyait que ça avait à voir avec à quoi il s’imaginait que l’oeuvre allait ressembler. Quand la feuille est blanche et qu’on « sait » ce qu’on va dessiner, on a une attente dans notre tête. Puis au fur et à mesure qu’on commence, on se rend compte qu’on n’arrivera jamais à faire quelque chose qui est à la hauteur de ce qu’il y a dans notre tête. On peut pas tout mettre; il va falloir que je choisisse un truc parmi les dix mille possibilités, et me contenter du petit 15% de ce que j’ai réussi à faire. Le deuil à faire est là.
« Finalement, ce sera JUSTE ÇA. »
C’est super décevant de se downgrader, de voir qu’on est toujours en-dessous de nos attentes. Mais c’est sûr que plus tard, je peux revenir sur mon dessin et être contente du choix que j’ai fait, ça peut m’avoir amenée dans des directions insoupçonnées, mais tout ça concerne le regard que j’ai sur mon dessin APRÈS qu’il soit complété, et non avant. Avant, on est dans le vide, parmi l’infini des possibilités. Je le vois un peu comme une espèce de pardon à m’accorder à moi-même: je me pardonne de faire quelque chose d’en-dessous de ce à quoi je m’attendais.
Par rapport à la drogue, je dis ça en blague mais en fait c’est pas vraiment une blague. Quand j’ai fumé un bat, je me retrouve des fois à juste vraiment apprécier noircir une feuille avec des lignes, parce que c’est satisfaisant. Bien sûr que je suis sensible au résultat, je ne peux pas complètement en faire abstraction, mais on peut aussi ressentir du plaisir juste en écoutant le bruit d’un rapidograph qui gratte une feuille. Quand j’ai fumé, je suis peut-être plus à la recherche de ce qui me donne bêtement du plaisir. Je me souviens avoir délibérément choisi de faire la BD Esteban Kush (la jungle 2) avec des rapidographs sur du maqueur jaune fluo. Ça ne servait à rien vu que le marqueur jaune fluo est inscannable. Mais la seule raison, c’était parce qu’il y avait quelque chose de très plaisant à mettre une masse d’encre très noire sur du jaune fluo. C’était pour mon plaisir à moi, c’était pour le processus, ça n’avait pas rapport avec le résultat.
Quand je pense trop au contenu de la BD ou aux choses à faire, des fois je suis découragée et j’aimerais que ça aille le plus vite possible. Mais quand dessiner devient plaisant, qu’une page me prenne une demi-heure ou 4 heures à faire, ça n’a pas d’importance. Je me sens comme un petit moine qui fait ses trucs sacrés, lentement dans son coin, hors du temps.