<Littérature>

Il fallait que j'écrive une nouvelle pour mon dernier cours de littérature, au cégep St-Laurent, il me semble que j'avais eu une pas pire note. Je l'ai relu un an plus tard, et ça m'a fait bien rigoler. Je le mets online aujourd'hui, pour le fun. Ça ferait une pas pire idée de bande dessinée.

Serrer des dents

Ce monsieur-là est un type heureux. C'est un quinquagénaire sérieux qui tente, d'une part, de contrer sa calvitie à l'aide de tous les produits miracles, et d'autre par, qui cherche farouchement à camoufler le poivre et sel qui mûrit dans ses cheveux à l'aide de toutes sortes de teinture - et généralement, il y parvient admirablement. Mais sa vie ne se résume pas à ses expériences capillaires; en effet, il possède une grosse maison dans un nouveau développement près d'un golf. Il possède deux chiens qui commencent eux aussi à se faire vieux, il a des enfants chouettes à l'université et une femme extra. Il a un travail stable et très très bien rémunéré; c'est dans le domaine des finances qu'il s'est trouvé une place, une place qui fait certes des envieux, mais qui avant tout lui procure de la satisfaction. En fait, avec son cachet, il pourrait s'offrir une télé par semaine, avec le film et le pop-corn qui vient avec.

Il a vécu de la bénédiction de papa dès le commencement, et avec une voiture de l'année pour son dix-huitième anniversaire. Il ne l'a plus, mais il a maintenant une grosse van qui ne fait presque pas de bruit. Il aime beaucoup écouter de la musique classique, même s'il n'y comprend rien. Il aime aussi beaucoup les échecs, un vieux passe-temps d'enfance qui ne l'a jamais quitté. Il a d'ailleurs récemment acquis un très joli jeu d'échec, sculpté dans le bois avec une finesse et un détail obsédant. Il l'a obtenu à un encan dont les fonds allaient directement au profit d'un centre d'aide pour les sans-abri. C'est qu'il a bien été élevé.

Sa femme était partie en Europe et ne revenait que le mois suivant. Ceci l'obligeait entre autre à passer davantage de temps aux travaux ménagers et à l'épicerie. C'est justement là qu'il est, dans un supermarché, et il se promène dans les allées afin de biffer un à un les éléments de sa liste. On pourrait croire qu'il a l'âme en paix. Il suit paisiblement son panier, il regarde vaguement les spéciaux et goûte de temps à autre aux petites dégustations offertes par la maison. Oui, on pourrait croire que tout va pour le mieux pour lui, oui, on pourrait croire qu'il est heureux, comme il l'a jusqu'ici toujours été, mais ce monsieur-là n'est pas heureux, pas aujourd'hui. Il est angoissé, peut-être pour la première fois de sa vie.

Pourtant, il aurait raison de fêter; il a réussi à rajouter un zéro de plus sur les papiers de son entreprise, il s'est alors fait offrir une très généreuse promotion, avec un meilleur salaire, un plus grand bureau, et tout ce qui s'ensuit. Oh, c'est vrai, il s'y attendait un peu; après vingt-cinq années de loyaux services au sein d'une multinationale toujours plus florissante, il était en droit de réclamer une plus haute place dans la hiérarchie des employés, surtout qu'après le si bon coup qu'il a préparé (qui a d'ailleurs coûté plusieurs mises à pied chez un concurrent), c'était impossible qu'il ne monte pas encore d'une échelon. Bref, c'est un salaud qui se fait vieux et qui réussit - mais là, il angoisse.

Pourquoi angoisse-t-il? Il regarde frénétiquement autour de lui et joue des sourcils comme un musicien. Il se demande ce qui ne va pas. En effet, pour la première fois de sa vie, il doute, il se pose des questions. Il se demande d'où vient sa chance, pourquoi ça va si bien. Tout en poussant son panier, il se demande ce qui ne va pas, parce qu'enfin, il possède tout ce qu'un homme pourrait rêver de posséder, il jouit d'une vie parfaitement parfaite et il a même la conscience tranquille face à tout ce qui pourrait tracasser un homme de cette condition sociale. C'est alors qu'il se dit qu'il doit bien y avoir une arnaque, qu'il sent que quelque chose l'échappe.

" Une petite bouchée, monsieur? " C'était une dame âgée, toute teintée de blanc jusque dans les cheveux sous le filet sous le chapeau. À la vision de toutes ces petites saucisses pointées en sa direction, comme si les dégustations elles-mêmes savaient tout de son cas amère, il n'a d'autre réflexe que de s'engouffrer dans une allée, le regard fuyant et la tête inclinée vers le sol. Pourquoi donc la vie l'a-t-elle choisi, lui, comme cobaye du bonheur absolu? Pourquoi le manque d'ombre sur son tableau? Mais surtout : où est le piège? Il pense à ceux qui n'ont rien, à ses subordonnés et à leurs subordonnés, aux gens endettés et aux gens malheureux. Lui qui incarne le succès, il se demande si les autres le regardent parfois en serrant des dents.

"Quelque chose ne va pas, il y a sûrement quelque chose qui ne va pas ", balbutie-t-il incessamment entre ses lèvres. D'autres clients le croisent, des inconnus, et il continue sa prière à répétition. On aurait dit un vieux catholique qui, à la fin de ses jours et un peu sénile, répète sans arrêt son repentir pour une énième fois avant de crever. La plupart des autres clients ne remarquent rien, trop occupés à retomber en enfance avec leur chasse au trésor hebdomadaire et leur folle obsession des files d'attente.

Il choisit d'attendre à la caisse numéro 6, là où la file d'attente lui semble la moins longue, parce qu'il souhaite sortir rapidement - il veut toujours sortir rapidement des supermarchés, comme tout le monde, mais aujourd'hui, plus que d'habitude; les murs semblent rapetisser sur sa personne qui semble être scrutée par tous les yeux plus malheureux que lui. Il respire lourdement l'air vicié de la place, tout en se demandant s'il n'est pas légitime que la vie se plie à ses moindre désirs, s'il ne s'agirait pas de bonne fortune tout droit sortie de son ADN, d'une bénédiction de Dieu où d'un quelconque subterfuge ésotérique à une vraie réponse.

Sa main est plus rapide que son cerveau, car la voilà qu'elle glisse le long du comptoir roulant et qu'elle subtilise un rasoir pour dame dans l'autre manche. Il est lui-même surpris de son geste, contre toute attente, mais qui, lui apparaît tout à fait logique après quelques seconde de réflexion; voici l'ultime test à la vie, voici qu'il s'offre la chance d'être arrêté et de se gâter lui-même l'existence. Son corps tremble de sueurs tièdes, sa voix émet un faible vibrato et les comptoirs semblent s'éloigner de lui, sans pour autant bouger. Il cesse enfin de regarder autour de lui, parce qu'il s'est trouvé une pancarte de publicité à côté de la porte qu'il peut fixer jusqu'à la sortie, afin d'éviter le regard de quiconque.

Lorsqu'il passe à la caisse, la dame qui lui prend sa carte de crédit entre ses doigts humides ne dit rien sauf des chiffres. Il est trempé, il est blanc, tout son corps semble crier " arrêtez-moi, je suis un criminel, j'ai enfreint la loi! ", tout son corps - sauf ses cordes vocales, qui son tellement coincées qu'il oublie de renvoyer la balle à la caissière qui lui souhaite une belle journée. C'est qu'il laisse ses yeux sur l'affiche publicitaire, qui déborde de rouge et de bleu. La caissière n'a rien vu, mais il reste encore tout le corridor, un espace considérable avant la sortie, où il garde encore espoir d'être intercepté.

Il marche vite, mais il avance lentement, très lentement. Il subit à chaque pas la dualité de son expérience; au pied droit, il veut être dehors, il souhaite être sorti, il ne désir plus être où il est présentement. Au pied gauche, il veut être aperçu, il souhaite être arrêté, il ne désir pas sortir de cet endroit comme si rien ne c'était passé, comme si sa vie sans tache était vouée à lui coller au dos pour tout le reste de son existence.

Hélas, il arrive devant la porte, personne n'est venu dévoiler son délit. Il laisse tomber le rasoir derrière lui, et, personne ne remarquant la chute de l'objet, personne ne vient lui rapporter. De toute façon, les gens ne sont pas des chiens, et ils sont bien trop occupés à faire leurs courses pour ramasser quoi que ce soit. Il passe la porte et pousse un soupir, mais pas n'importe quel soupir; un soupir d'angoisse.

Et moi, je le regarde partir, édifiée derrière la caisse numéro cinq. Je ne fais rien… sauf serrer les dents.